CHAPITRE II

La lumière inonda la cellule. Strahan se tenait dans l'entrée.

— Regardez. Un cadeau pour vous. La vie d'un guerrier.

Brennan était debout, face au mur. Sous ses doigts, il sentait la pierre humide. Il haïssait sa cellule et la peur qu'elle faisait naître en lui.

Le mur bougea. La pierre s'effaça. Brennan ouvrit les yeux.

Homana. Les plaines qui s'étendaient à l'extérieur de Mujhara, menant à la Citadelle.

Brennan haleta. Il n'était plus vêtu de haillons crasseux, mais de cuirs cheysulis immaculés.

Viens, dit Sleeta. Qu'attends-tu, lir ?

Il prit sa forme-lir et courut, exultant.

Puis tout cessa. Il revint abruptement dans sa cellule fétide.

— Suivez-moi, dit Strahan. Je veux vous montrer quelque chose.

Les serviteurs l'emmenèrent vers le bas, le poussant dans d'innombrables escaliers. Le chemin était éclairé par le Feu de Dieu, dont la lueur étrange dansait sur les murs.

Ils continuèrent à descendre. Le souffle de Brennan lui raclait la gorge ; les mois de captivité lui avaient volé ses capacités de contrôle. Il avait peur, et cela se voyait.

Ils s'arrêtèrent enfin. Une porte s'ouvrit.

— Admirez, dit Strahan, la Chambre de Présence du dieu.

Brennan regarda le long du corridor à colonnes, stupéfait par l'immensité de la caverne. Des arches de verre grimpaient au plafond, les unes chevauchant les autres, toujours plus haut : un treillis de verre délicat, illuminé par la lueur qui émanait du Portail.

Le Feu de Dieu s'éleva, puis disparut.

— Plus près, dit Strahan. Et voici le Portail du dieu.

Brennan avança, hypnotisé par la faille qui courait dans la terre. Autour de l'ouverture, des flammes dansaient. Le souffle du dieu était nauséabond.

— Ici, dit Strahan.

Il tenait une boîte rectangulaire laquée de noir et décorée de runes pourpres vivantes.

Brennan s'arrêta. Il était à deux pas du bord du Portail, mais il ne le regarda pas. Strahan lui faisait face de l'autre côté. Entre eux s'étendait l'entrée scintillante de l'Autre Monde du Seker. Le royaume d'Asar-Suti.

Il avait peur. Mais à ce moment, la colère étouffa l'angoisse.

— On est en droit de penser, dit Brennan, que le Seker pourrait avoir une odeur plus agréable.

Le sourire de Strahan s'évanouit.

— Vous découvrirez qu'un Cheysuli ne peut pas être brisé. Pas par un membre de sa race-sœur...

Les runes couraient autour de la boîte. Puis elles devinrent invisibles, perdues dans une sinistre lumière rouge.

— Enfermez-moi, reprit Brennan, pour l'éternité si vous le souhaitez, mais jamais je ne vous servirai. Ni dans ma folie, ni dans mon état normal.

— Je suis impressionné par votre confiance, dit Strahan. J'admire votre force de volonté. Mais je ne fais jamais de vaines menaces : je peux briser un Cheysuli, et j'ai l'intention de le faire.

— Comment ? demanda Brennan. Vous tenez mon lir, soit. Si vous le tuez, vous me libérez du même coup.

— Je ne vous laisserai pas pratiquer le rituel de mort, dit Strahan. Vous n'échapperez pas à la folie que la mort du lir entraîne. Voulez-vous être condamné à cela ?

Brennan avait été élevé pour respecter les coutumes de son peuple. Lors de sa Cérémonie des Honneurs, il avait accepté les responsabilités d'un guerrier, sachant que même le Mujhar d'Homana était lié par cet acte.

— Vous avez passé les derniers mois à essayer de me rendre fou, dit Brennan. L'absence de mon lir y réussira certainement. Mais de quelle utilité vous serait un Mujhar fou ?

— Il serait plus malléable qu'un Mujhar sain d'esprit. Prenez l'exemple de Shaine, qui nous a un jour donné Homana-Mujhar parce qu'il préférait les Ihlinis aux Cheysulis.

— Mais Karyon vous l'a repris. Avec Solinde en prime. Faites ce que vous voulez, Ihlini. Je peux difficilement vous arrêter, mais votre bêtise vous fera échouer.

— Vous ne comprenez pas. Je n'ai pas besoin de vous sain d'esprit. Une coquille vide est plus facile à contrôler qu'un homme plein de fierté cheysulie.

— Pourquoi tout cela, alors ?

— Un simple divertissement. Parlons plutôt du marché, Brennan. Il peut vous intéresser. Je veux Homana. A travers vous, je peux l'avoir.

Brennan secoua la tête.

— En temps voulu, vous hériterez du trône. Je ne prendrai pas la vie de Niall ; qu'il termine ses jours en paix. C'est mon marché, Brennan : servez-moi, et j'épargnerai votre père et votre lir. Je vous donnerai toutes les années de votre vie et au-delà, grâce à la bonté du Seker.

— Je n'ai nulle envie de vivre éternellement, dit Brennan. Je n'accepte pas votre marché.

— Pas même pour sauver votre famille ?

— Vous ne pouvez tuer les miens qu'une fois. Ensuite, qu'adviendra-t-il de votre pouvoir ?

— Je peux détruire la Prophétie.

— Vous avez essayé tant de fois.

Strahan soupira.

— Je vois que cette conversation ne mènera à rien.

— Non, dit Brennan en souriant. Que vous reste-t-il, Ihlini ?

— Ça, dit Strahan en ouvrant la boîte de bois laqué.

Brennan regarda dans la boîte. Puis, dégoûté, il leva les yeux vers Strahan.

— Ne la reconnaissez-vous pas ? demanda celui-ci.

— Une main humaine, dit Brennan. Ensorcelée, ou elle se serait déjà décomposée.

— C'est une main cheysulie.

Comme Strahan l'avait prévu, Brennan regarda de plus près.

— Faites attention. Hart voudra peut-être récupérer sa main.

— Il n'y a aucune bague.

— Il l'a perdue au jeu. Pourquoi ne pas lui poser directement la question ?

Brennan se détourna brusquement. A travers les colonnes, il vit son frère avancer vers eux. Son bras gauche n'avait plus de main.

— Je détiens le pouvoir, Brennan, dit Strahan. Servez-moi, et je referai de lui un homme intact.

— Rujho ! s'exclama Hart. Dieux ! Je croyais être son seul captif !

Hart courut vers son jumeau. En approchant du Portail, il s'arrêta. Le visage de Brennan exprimait le désespoir et l'épuisement.

— Rujho... Es-tu en bonne santé ?

— Plus que toi... Rujho !

Il fit volte-face.

— Brennan ! cria Hart. Te détournes-tu déjà de moi ?

Brennan montra Strahan.

— Demande-lui ce qu'il veut, Hart !

— J'ai offert le choix à votre frère, dit l'Ihlini. Maintenant, je vous le propose à vous.

— Vous lui avez demandé Homana. A présent, vous voulez me demander Solinde.

— Il m'a répondu que rien ne peut le conduire à accepter de me servir. Mais vous êtes un homme différent. Que voudriez-vous que je vous offre ?

Hart éclata d'un rire qui frôlait l'hystérie.

— Ma liberté et celle de mon frère. Ne plus jamais avoir affaire à vous.

— C'est bien entendu inacceptable. Servez-moi, Hart. Acceptez le Seker comme dieu.

— Et je détruirais la Prophétie...

Hart était bien près de s'effondrer. Il lui fallut toute sa volonté pour parler calmement.

— Vous m'avez pris une main et fait de moi un homme sans clan. Que me reste-t-il à perdre ?

— Votre lir.

— Rael est libre. Dar n'a pas réussi à l'attraper.

— Peut-être. Mais vous êtes séparés. Votre lien s'affaiblira peu à peu, jusqu'à ce qu'il se brise.

— Qu'il en soit ainsi. La folie et la mort sont préférables à vous servir, vous et votre dieu maudit.

— La vie de votre frère jumeau.

Hart Regarda Brennan, cherchant un signe, une indication. Il vit un corps raide, un regard sans vie ; un homme vaincu.

— Vaine menace, Ihlini. Brennan préférerait mourir que me voir devenir un de vos serviteurs.

— Et si je vous donnais la jeune femme ?

— Ne l’avez-vous pas promise à Dar ?

— Dar n'a pas d'importance. Prendre sa vie vous satisferait-il ? dit Strahan en s'animant.

— Vous tuerez qui vous voudrez, quoi que je dise. Je serais idiot d'accepter un tel marché !

— Quel mal cela vous ferait-il ? lança Strahan. Vous serez toujours prince de Solinde. Vous aurez la fille aux cheveux pâles, vos jeux de hasard. Que pourriez-vous désirer d'autre ?

— Il n'est pas en votre pouvoir de me donner ce que je veux.

Brennan fit un pas en avant, visiblement effrayé.

— Non, dit Strahan. Maintenant, c'est à lui de choisir !

Une langue de flamme jaillit du Portail et envoya Brennan rouler sur le sol.

Hart serra son moignon contre sa poitrine.

— Je veux le respect de ma race ! Je veux être honoré par les autres guerriers, pas rejeté de leurs rangs ! Pourquoi vous servirais-je, Strahan ? Vous ne pouvez pas me rendre ma main !

Strahan ouvrit la boîte.

Hart regarda la main avec un calme inhumain. Il reconnut les cicatrices laissées par les séances d'entraînement.

Par réflexe, il serra le poing gauche. Il sentit les muscles de son bras frémir jusqu'au moignon.

Dans la boîte, la main ferma les doigts.

Hart poussa un cri. Il tomba à genoux et serra son bras contre lui, se balançant d'avant en arrière.

— Il vous suffit de jurer que vous me servirez, dit doucement Strahan.

Brennan s'agenouilla à côté de Hart.

— Je vous laisse considérer la question, dit le sorcier.

Il créa un mur de flammes autour d'eux pour les empêcher de quitter les abords du Portail. Puis il les laissa seuls.

Corin s'appuya sur ses coudes, serrant les dents contre la douleur qui irradiait dans ses côtes et ses jambes. Il avait de la chance d'avoir survécu à la chute et à la fièvre. A mesure que son corps guérissait, une puissante colère s'emparait de lui à l'idée qu'il était prisonnier de l'Ihlini.

Il avait essayé plusieurs fois de contacter Kiri, mais Valgaard était la source du pouvoir de Strahan. Il lui faudrait se servir de son intelligence. La magie était hors de question.

Strahan entra dans la chambre où il reposait.

— Il est temps de faire votre choix, dit-il doucement. Je vous ai apporté quelque chose.

Il posa dans la main de Corin une lourde chevalière d'or. La bague du prince d'Homana.

— Vous avez capturé mon rujholli.

— Les deux. Et votre lir, aussi.

Corin regarda la bague, puis celle qu'il portait, ornée d'une émeraude.

— Echangez-les, suggéra Strahan, ayant remarqué la direction de son regard.

— Elle appartient à Brennan.

— Mettez-la, et elle sera à vous, avec tout ce qu'elle représente.

— L'avez-vous tué ? Est-ce pour ça que vous me tourmentez ?

— Il n'est pas blessé. Je ne vous tourmente pas, je vous l'offre. Si vous la voulez, elle est à vous. Il vous suffit de la mettre à votre doigt.

— Je suis le prince héritier d'Atvia.

— Vous êtes mon prisonnier. Je vous comprends, Corin. Je sais ce que c'est de désirer quelque chose. Croyez-vous que je fasse cela par plaisir ? Brennan n'est pas en état d'assurer son rôle. Homana a besoin d'un vrai prince : vous.

— Que lui avez-vous fait ? demanda Corin en serrant la bague dans sa main.

— Je lui ai montré qu'il n'était pas digne de régner. Un tel homme ne doit-il pas être remplacé ?

— Même si c'était vrai, Hart est le prochain héritier.

— Hart héritera de Solinde.

— Mon jehan a été précis dans sa répartition des royaumes. Le mien est Atvia.

— Atvia m'appartient depuis des mois, Corin, grâce au pouvoir de Lillith sur son seigneur. Alaric mort, son héritier disparu, il ne me restait plus qu'à cueillir le fruit. Il n'y a plus besoin de vous.

— Les Homanans se tourneraient vers Hart. Il est le deuxième fils. Au mieux, je me retrouverais à Solinde.

— Les Cheysulis n'accepteront jamais Hart.

— Pourquoi ? ( Une peur glaciale l'envahit. ) Que lui avez-vous fait ?

— Parce qu'un guerrier infirme n'a plus de place dans les clans. Suite à un hasard malheureux, Hart a perdu une main.

— Oh, rujho... Non !

— Oui, dit Strahan. Donc, Homana a grand besoin d'un prince. Un prince en bonne santé, intact, prêt à assumer la charge du trône du Lion...

— ... au nom d'Asar-Suti, termina Corin amèrement.

— Ce sera un faible prix à payer pour tout ce que vous gagnerez : Homana, le trône... Aileen.

Corin leva la tête.

— Dois-je vous le rappeler ? Elle est destinée à épouser le prince d'Homana.

Corin tenait toujours la bague.

— Montrez-moi, dit-il. Je veux voir mon frère.

Strahan accepta.